
Dans mon enfance, c’était la misère noire pour la plupart des gens de ma contrée. Et il n’y a rien de pire que la misère pour maintenir les gens constamment à bout de nerfs. La misère, ça terrorise autant que ces bêtes monstrueuses qui pullulent dans notre inconscient collectif. Au moindre incident, les miens se lançaient dans des querelles qui pouvaient dégénérer en mort d’homme. Surtout lorsqu’il s’agissait de nourriture, on les aurait dits des loups affamés.
La misère est un état de guerre permanent. Tout y est sujet à des débordements de colère et au déversement de la haine la plus tenace : la haine des siens, la haine de soi. L’homme est un loup pour l’homme, lirai-je plus tard. Et si l’homme riche est un loup pour l’homme parce qu’il est esclave de son argent, l’homme pauvre, lui, est un loup pour l’homme parce qu’il y va de sa survie. Je n'ai jamais accepté cette sentence révolutionnaire : les travailleurs n'ont rien à perdre que leurs chaînes. C'est faux, car les miséreux ont tout à perdre : leur vie. Soit par la répression, soit par la faim. Il faut avoir vécu dans sa tête et dans sa chair d'enfant les dangers réels ou supposés de la misère pour atteindre un niveau extrême d'insécurité et de peur. Une peur qui génère spontanément certains réflexes de survie, de bête traquée. Des réflexes qui s'impriment en nous comme s'ils avaient toujours fait partie de nos gènes.
C'est ainsi que toute ma vie je vivrai dans une sorte de dualité comportementale. D'un côté la raison, l'instruction et la maturité feront de moi un homme rationnel, qui sait raisonner et garder son calme, y compris dans les situations les plus difficiles. Je saurai relativiser les choses de la vie et en particulier les choses de ce temps-là. Mais toujours les rituels de l'enfance se tiendront aux aguets dans mes esprits, comme par manque de confiance dans mes capacités d'homme adulte et responsable. Si bien que, à chaque fois que des événements me feront gravement perdre pied, le petit garçon en moi aussitôt se saisira des commandes. Et tous les rituels d'enfance seront instantanément mobilisés pour me sauver... sans que ma volonté d'adulte y puisse quoi que ce soit.
Et à l'âge que j'ai aujourd'hui, et au vu de ma longue expérience de la vie et des épreuves de la vie, j'ai fini par accepter cette dualité. J'ai fini par comprendre que bien que la raison m'ait aidé à structurer ma vie, et à définir ce qui est bon pour moi de ce qui ne l'est pas, il n'empêche que la raison a eu fichtrement tort d'avoir voulu exiler le petit garçon loin de moi. Et ce faisant, exiler avec lui tous ses rituels, dont certains me seront pourtant de grand secours dans bien des circonstances éprouvantes de la vie...
Et c'est à la recherche de la généalogie de ces acquis d'enfance que je vais maintenant entreprendre ce voyage dual de mémoire et de réflexion à la fois... Une épreuve bien éprouvante à dire vrai...
Et en premier, suivre à la trace les multiples apprentissages du petit garçon. Ses torsions mentales, ses astuces et ses rituels pour sans cesse esquiver la misère et son lot de menaces, réelles ou fantasmées.
Mais autant le dire de prime abord : la vie sociale m'a toujours paru illisible, incompréhensible, voire fausse et dénuée de sens. Et c'est pour la fuir que je me suis forgé à la longue un imaginaire où je sais me rendre spontanément. Le plus beau des refuges.
Mais c'est très tôt que j’ai commencé à me raconter des histoires. Au début c'était pour mémoriser les contes de ma mère. C'était plein de djinns, des gentils et des méchants, et il me fallait apprendre à les distinguer. Mais très vite les romans arrivaient à leur tour.
C’était ainsi que se rassurait le petit garçon que j’étais. Je me souviens qu’il construisait et reconstruisait sans cesse des mondes imaginaires pour se mettre à l’abri d’une société marocaine brute et brutale. Société qui se vautrait dans l’ignorance, comme font ces bêtes qui aiment à se prélasser dans la fange.
Plus tard je me mettrai à écrire dans ce même esprit. Et je puiserai mes inspirations dans le même imaginaire enfantin : dans ma tête mes personnages ne sont rien d'autre que des djinns un peu plus apprivoisés. Et encore, écrire ce n'est pas mettre noir sur blanc des idées qu'on a dans la tête, écrire c'est se laisser guider par ses personnages vers des contrées inconnues.
Et dans mon cas, seule l'écriture peut me permettre de traquer ces idées que je cherche à expliciter dans ce texte. Et qui n'ont parfois pas de nom, même si elles sont claires dans l’intimité de mes méditations.
La seule démarche qui pourrait m'aider à les désigner avec quelque netteté, c’est de reprendre le cheminement qui m’y avait amené.
Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours été perturbé par le chaos qui m’entourait. Qui m’entoure toujours. Le chaos social, ce qu’on appelle l’état social, par opposition à une vie où la nature offre une présence immédiate, stable et lisible. La nature a toujours su ordonner mes sensations, mes rêveries, mes méditations. Le soleil, la lune, les étoiles, la terre, les arbres, les saisons, les rivières, les oiseaux, les bêtes… tous contribuent à me donner une image cohérente de moi-même et de mon environnement…
Au contact de la nature, les choses et les phénomènes se pensent d’eux-mêmes en moi. Jamais la nature ne vient perturber mes rêveries. J’allais boire à la source d’eau quand je me rendais compte inopinément que je passais tout près. Je cueillais une figue à l’arbre bienveillant parce que l’arbre se dressait subitement devant moi, j’extrayais une carotte à la terre humide et généreuse, j’arrachais un petit poivron à la tendre plante. Et c’est seulement en recevant une trombe d’une bonne et rare pluie d’août que je m’apercevais soudain qu’il faisait trop chaud…
La nature savait être patiente pour me laisser vivre à mon rythme. Et même quand je me retrouvais en grande souffrance et que je m'apeurais devant tout, la nature, elle, me restait de toute bienveillance : elle me laissait en paix, terrée dans mon coin loin des hommes. Ma mère aussi était comme la nature : patiente et bienveillante. Et présente à toute épreuve.
En ce temps-là, à l’exception de ma mère, à mes yeux les humains ne faisaient pas partie de la nature, alors même qu’ils y étaient englués jusqu’au cou. Les humains, c’est la société. Et moi, depuis toujours, dès qu’intervient la société des hommes, mes esprits s’en trouvent immédiatement brouillés. Brouillés d’abord par une société musulmane ignorante et brutale durant mon enfance et ma jeunesse. Société qui ne semblait retenir de son Allah que les pensées et les pratiques les plus rétrogrades, les plus ignobles. En particulier la mise au banc des femmes.
Et plus tard, mes esprits seront troublés par une société européenne aseptisée, qui a extériorisé la nature et objectivé la vie sociale, reléguant les émotions et les sentiments au rang d’obstacles à la bonne marche du progrès - de la technique. Voire les réduisant à de complexes maladifs qu’il importe de sans cesse soigner pour se maintenir dans le cadre prédéfini. Tant et tant que, à force d’être sommé de s’identifier à tout prix au modèle – au masque - artificiel du bien-être, les gens en sont devenus étrangers à eux-mêmes. Féroces avec les autres, et donc tout autant avec eux-mêmes.
Tout au long de ma vie, j’ai vu des amitiés trahies, j’ai vu des fraternités déchirées, j’ai vu des amours meurtries… et tout cela pour si peu, pour de pitoyables paraître superficiels, et à la réflexion si vains…
Dans tous les cas, fut-ce dans une société archaïque ou dans une société ultramoderne, la vie sociale n’a été et n’est pour moi qu’une rude épreuve, une course d’obstacles traumatisants, et que l’on ne peut guère déjouer.
Dans ce texte, je ne cesse de dénoncer la brutalité des deux sociétés dans lesquelles j'ai vécu, comme par quelque volonté d'assouvir je ne sais quelle vengeance. Mais de toute ma vie, je n'ai jamais été victime de quelque violence physique que ce soit. Je ne me suis même jamais battu physiquement avec qui que ce soit, à part les petites chamailleries enfantines avec mes amis d'enfance ou mes frères et sœurs.
C'est dire que ce n'est pas uniquement de la faute à la société. Il y a aussi – et peut-être surtout - ce qu'il y a de mon propre fait. Je saurai des décennies plus tard que je fais partie de ce petit pourcentage d'êtres humains qui ont des transporteurs neuronaux très spéciaux : un rien les met sens dessus dessous, un petit mot tendre les fait pleurer, etc.
Et c'est mon cas : depuis ma plus tendre enfance, je n'ai jamais su éprouver de petites joies ou de petits chagrins comme tout le monde. En moi, tout était exagéré, et aujourd'hui encore, tout est toujours exagéré. Une sensibilité excessive qui a entravé – et qui réduit encore ma présence dans la vie sociale. Et qui a, de ce fait, toujours posé des problèmes à mon entourage. La moindre vexation pend chez moi des proportions gigantesques, au point de me tétaniser et provoquer en moi des réactions excessives, notamment cette tendance à longtemps bouder pour un oui ou pour un non. Bouder trop longtemps parfois, à désespérer les miens...
Il y a eu tant de petits faits ridicules dans ma façon d'être, mais le pire à mes yeux c'était un jour au cinéma, je me souviens m'être effondré sans pouvoir regarder la suite du film. C'était en compagnie de la femme qui m'a le plus connu sur terre, qui était donc habituée à me voir rire d'excès et pleurer d'excès. Mais ce soir-là rien à ses yeux ne pouvait expliquer la soudaine dégradation de mon état. Nous regardions La Guerre des étoiles, et à un moment l'un des personnages a eu soudain un violent frisson parce que son vieux vaisseau venait d'exploser... à l'autre bout de l'univers. Je me souviens avoir été instantanément saisi du même frisson, et tout l'univers s'était écroulé dans ma tête pour le restant de la soirée...
Une autre fois je me baladais avec une amie dans la forêt des Vosges. À un moment, elle m'avait montré un brin de fougère qui était le seul à onduler au milieu d'une végétation aussi fournie qu'immobile. Elle, elle avait ri en me disant qu'il nous saluait, mais moi j'avais pleuré en faisant un geste d'au revoir – ou d'adieu...
Dans mon enfance c'était parfois atroce, aussi bien pour la joie que pour le chagrin. J'ai dans ma mémoire de toutes petites anecdotes de rien du tout, mais qui aujourd'hui encore me bouleversent à chaque fois qu'une circonstance me les fait revenir en mémoire. Telle ce jour-là où mon frère m'avait trouvé en train d'observer longuement la marche déterminée d'un scarabée. Ça faisait quelqu'un qui se hâtait de rentrer chez lui où ses enfants l'attendaient, et j'avais envie de le suivre pour découvrir son petit habitat. Et quand je l'avais raconté à mon frère, il s'était moqué de moi comme souvent, et puis il avait soulevé sans précaution la petite bête, pour la reposer exactement au même endroit, mais dans le sens opposé. Et alors le scarabée poursuivait son nouveau chemin avec la même détermination. Ce jour-là, longtemps j'étais resté affligé à l'idée qu'il ne retrouverait peut-être plus jamais sa petite maison et les siens.
Je me souviens avec émotion de mon immense vulnérabilité. J'avais parfois le sentiment que j'allais me perdre à jamais dans mes tourments. Et seule ma mère savait me ramener à la vie, je veux dire à la vie sociale.
Je suis resté comme ce petit garçon-là, incapable de la moindre distanciation vis-à-vis de lui. Et sans le vouloir non plus. Un rien entame ma confiance. En particulier en amour et en amitié. Je ne sais pas aimer à moitié, ni être aimé à moitié. Pour moi ça a toujours été - et ça sera toujours - ou tout ou rien. Car le moindre manquement se traduit en moi par une descente aux enfers. Aujourd'hui encore, lorsque j'éprouve quelque mal-être, le chagrin qui me vient est celui-là même qui lui venait à l'époque.
(...)
Éloge de l'exil (Testament)
par Mustapha Kharmoudi
Ecrivain
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